Un nouveau dans la ville
« Un nouveau dans la ville » est encore un roman américain, mais aussi différent que possible de ceux que Simenon nous a déjà donnés. Nous avons eu « Trois chambres à Manhattan » et « Maigret à New-York », histoires de la plus grande ville du monde, « The biggest in the world ».
Nous avons eu « La jument perdue », drame de l’amitié, récit des bouleversements que ce drame apporte dans la vie d’un petit rancher.
Ensuite, « Le fonds de la bouteille » nous a amenés chez de gros propriétaires, possesseurs de troupeaux immenses que nous n’avons pas vus, épars qu’ils sont dans la nature. C’est un drame familial, drame aussi de la conscience aux prises avec l’intérêt ; le tout orchestré par le tumulte des eaux.
« Un nouveau dans la ville » nous transporte dans un tout autre milieu. C’est, dans une bourgade de Maine, proche de la frontière canadienne que n’a pas encore bouleversé la fièvre si américaine de la vitesse et du mouvement, un petit bar d’habitués sur lequel – et sur lesquels – règne, bénévole, le patron Charlie, Italien né à Chicago. On est presque ému de le trouver frère du Claude de Bourg-en-Bresse, ou du Jules de Bayeux, à cela près qu’il a plus d’argent qu’eux et qu’il est plus fin et plus tendre parce qu’avant de s’installer il a beaucoup roulé sa bosse, étant né pauvre. La ressemblance, il est vrai, s’arrête aux humains, au patron, au plâtrier, au fabricant de cercueils, au Yougo ouvrier agricole. Le bar, si propre et si bien astiqué, n’évoque guère les cabarets ou les petits cafés, bons enfants, certes, mais crasseux de nos bourgades. Non plus que le châtelain, qui passe son été aux champs et son hiver au lit à savourer la lecture des meilleurs livres parus dans l’année, ne rappelle nos hobereaux. (Si, pour les entraîner, on leur donnait un roman de Simenon ?)
Au milieu de ces gens paisibles, satisfaits, contents de leur sort en marge de la grande hâte nationale, Frankie ( Il s’appelle Justin lors de son arrivée) va tomber. Comme une pierre dans une mare tranquille. Comme dans la pâte blanche, un levain empoisonné.
Doringe.
« Un nouveau dans la ville » nous montre le visage de la haine et, lui faisant face, le visage de l’inquiétude. Il ne s’agit pas de cette haine familiale et recuite que nous trouverons dans « les sœurs Lacroix », et dont les frères opposées et pourtant unis du « Fonds de la bouteille » nous offrent un exemple. Non. « Un nouveau dans la ville » nous montre la haine, si j’ose dire, à l’état pur, la haine pour des inconnus de la veille… Et il ressort du récit que Frankie a toujours, dans d’autres villes, dans d’autres circonstances, haï. Brutalement, cupidement hier ; avec application aujourd’hui.
On ne vit pas de la haine : on sème le désespoir, la ruine, la peur, la mort – mais on finit par en mourir. Frankie mourra. Il mourra parce qu’un bon bougre de barman, pas tellement vertueux, mais brave homme, se sera inquiété pour les autres… Pour les adolescents que Frankie pervertit… pour la petite prostituée qu’il affole… pour les simples dont il ruine l’ahurissant bonheur…
Frankie mourra. Et son justicier sera seul à le plaindre.
Romancier, romancier avec une abondance, une générosité dont il existe peu d’exemples, romancier dans l’âme, Simenon n’a jamais voulu faire besogne de moraliste. Pourtant, le lecteur à qui son œuvre est familière sait que la fatalité n’est ni le climat de ses récits, ni le ressort de leur action : c’est à une vertu puissante, à un vice profond, à un sentiment fort, que répondent ses personnages. Ils ne sont pas mûs du dehors ; ils agissent poussés par le dedans.
C’est le sens du devoir qui guide « Les Ostendais » aussi bien que le jeune « Malou » ; c’est l’amour, et même l’amour conjugal, qui fait du « fils Cardinaud » un terre-neuve, et de « bébé Donge » une meurtrière ; c’est un besoin d’évasion conjugal, un besoin d’échapper à une tyrannie – douce ici, tracassière là – qui conduit « Bergelon » sur la route de Trébizonde (mais il reviendra ), et qui livre « Le Chapelier » à « ses fantômes » ; c’est l’orgueil qui jette à la boue le jeune héros de « La neige était sale » et l’amour qui l’en arrache…
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